Browne.jpg Anthony Browne, avec Joe Browne © éditions Kaléidoscope, 2011.EAN 9782877677073. 28 €


Les ouvrages d'auteurs-illustrateurs portant sur leur propre travail ne sont pas si nombreux. Il y eut le mémorable La Vie de la page, de Quentin Blake (Gallimard Jeunesse, 1995), dont nombre de remarques sur ses propres illustrations ont valeur d’enseignement pour l’illustration en général tant elles sont éclairées et éclairantes. De même, les propos d’Elzbieta, dans L’Enfance de l’Art (Le Rouergue, 1997 puis 2005), sur la relation entre texte et image ou le rôle des pages de garde par exemple, ont largement été repris dans des analyses plus générales sur l’album. Il y eut également le Cox-Codex, de Paul Cox (Seuil Jeunesse, 2004), qui lui s’étend à l’art contemporain et au design, si inventif dans sa mise en page, un superbe objet, véritable gourmandise pour la lecture. C‘est que ces ouvrages, conçus par les créateurs eux-mêmes reflètent nécessairement leurs propres style et conception du livre. Quentin Blake y met littéralement en scène ses images et ses mots, pour les commenter avec la vivacité qui le caractérise, tandis qu‘Elzbieta, multipliant les sources iconographiques, et prenant un soin extrême au texte réalisait un volume aussi foisonnant que sensible.

Le Anthony Browne par Anthony Browne sous-titré Déclinaison du jeu des formes - Mon métier, mon œuvre et moi, écrit en collaboration avec son fils Joe et publié par les éditions Kaléidoscope, son éditeur français, n’est donc pas à comparer à ces précédents. Nécessairement en adéquation avec son auteur, il s’avère parfaitement singulier. Direct, carré, abordant une perspective chronologique et une mise en page classique, cet ouvrage d’Anthony Browne est aussi clair et lisible que ses dessins. Et tout aussi dense.

De fait, le volume regorge de photographies personnelles, de dessins d’enfant, mais aussi d’étudiant du jeune Anthony. On y découvre ainsi sa passion pour Francis Bacon, insoupçonnable au regard de sa production publiée, et les coulisses de son travail de création nous sont également dévoilées, avec une vue de son atelier ou des reproductions de dessins préparatoires ou story-boards.

Ces auto-monographies possèdent un grand avantage sur les monographies écrites par les critiques : elles offrent un éclairage incontestable sur la biographie de l’auteur et ses liens avec sa propre création. Là où un Christian Bruel – et on court, bien sûr, à cette occasion revoir cet épais volume qui porte le même titre, publié aux éditions être, à voir en bibliothèque, car épuisé – ne pouvait évoquer qu’en quelques lignes, et avec beaucoup de prudence, à savoir l’importance de la figure paternelle sur le créateur, ce dernier consacre ici de longs passages à son père dont la force virile n’avait d’égale que la sensibilité artistique et qui marque son oeuvre d'une empreinte majeure. L'auteur-illustrateur y raconte en détail la scène terrible où il le voit, à l’âge de 17 ans, mourir devant lui, après une atroce agonie. Les images de la fin de son King Kong accompagnent ce récit effroyable et confirment que le gorille est bien la seule représentation capable de donner toute son ampleur à une figure paternelle hyper valorisée, dans toutes ses dimensions affectives et symboliques.

 

browne_1.jpg © Anthony Browne, Hansel et Gretel, dans Anthony Browne, éditions Kaléidoscope, 2011, p. 74 (extrait)


La sincérité et l’humilité font la grande qualité de cet ouvrage. Ainsi, Anthony Browne évoque-t-il sans détours ses errements et les difficultés de ses débuts, reproduit des œuvres de jeunesse, des dessins inaboutis, et n’hésite pas, en revenant sur la genèse de telle ou telle image, à expliquer en quoi elle tient de l’accident, telle cette dernière image d’Hansel et Gretel, où l’on voit le père de dos, dans l’encadrement de la porte, en contre-jour, serrant ses enfants dont on n’aperçoit que les bras, ainsi composée parce que le dessinateur n’arrivait pas à figurer un sourire « crédible » sur le visage des enfants.

Patiemment, l’auteur-illustrateur anglais revient sur chacun de ses albums. Le lecteur familier des œuvres aura peut-être d’abord l’impression d’assister à une visite commentée d’un territoire qu’il pense connaître parfaitement. De page en page, au fil des explications, d'Anna et le gorille, de la série des Marcel, de Zoo, Le Tunnel ou encore d'Une Histoire à quatre voix, le lecteur a toutefois l'impression de soulever un coin du voile, et se trouve finalement stupéfait des découvertes qu’il peut encore faire dans ces livres. Telle cette explication des détails de l’album Tout change, qu’à ma connaissance, aucune analyse de l’album n’avait encore relevé : la séquence du coucou mise en scène sur l’écran du poste de télévision. Chacun avait bien noté la présence des œufs, d’ailleurs foisonnante dans cet album comme dans toute l'œuvre, en avait souligné le caractère annonciateur de la naissance à venir, mais personne n’avait observé, jusqu’à ce qu’Anthony Browne l’écrive lui-même, qu’il s’agissait d’un nid (comportant 3 puis 4 œufs) dans lequel faisait irruption un coucou qui éjectait un œuf pour prendre sa place. C’est donc plus que l’imminence de l’arrivée de la petite sœur que l’illustrateur voulait ici suggérer, mais bien toute l’angoisse de l’aîné qui craint que sa cadette ne l’évince du cœur de ses parents. De tels commentaires, qui jalonnent l’ensemble du livre, justifient à eux seuls une telle entreprise.

 

browne_2.jpg © Anthony Browne, Tout change, dans Anthony Browne, éditions Kaléidoscope, 2011, p. 126 (extrait)


Il en est ainsi de tout cet ouvrage lumineux, qui avec beaucoup de pédagogie, revient pas à pas sur une œuvre aussi facile d’accès qu’inépuisable. Ayant fait le choix de l’évidence, Anthony Browne n’en organise pas moins un dispositif d’une exceptionnelle richesse. Le lecteur ressort de cette lecture en ayant non pas l’impression d’avoir épuisé l’œuvre mais, à tout le moins, d’en avoir compris sa propre fascination aussi émotionnelle qu’intellectuelle.